“Il faut aider les femmes à débloquer le frein à main.” Interview avec Viviane de Beaufort, professeure de droit européen à l’ESSEC

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Viviane de Beaufort est Professeure de droit européen à l’ESSEC et expert auprès de l’Union Européenne, notamment en gouvernance comparée. Lors du premier Women’s Forum de Deauville, en 2004, elle  rencontre des femmes aux parcours professionnels très divers et de haut niveau mais qui s’avèrent s’être en  grande majorité confrontées au plafond de verre. Elle décide alors de s’engager comme académique et de s’intéresser particulièrement à la progression des femmes dans les domaines de l’entrepreneuriat, de la gouvernance d’entreprise et de la dirigeance, ainsi qu’aux conséquences potentielles de cette féminisation du pouvoir.

10 ans après, elle a mené de nombreux travaux sur ces thèmes et fondé les tous premiers programmes de formation continue dédiés aux femmes en Europe.

Peut-on dire que l’égalité des genres est en constante progression en Europe ? Que fait l’Union Européenne à ce sujet?

L’Europe a toujours été pionnière dans ce domaine. L’égalité hommes – femmes fait partie des grands principes généraux du droit et correspond à une politique « mainstream ». L’Union européenne pousse les Etats Membres à avancer. Par exemple, certains pays comme l’Allemagne ou le Royaume Uni, qui ne voulaient entendre parler ni de quotas ni d’actions légales, se sont mis à bouger.

L’égalité des genres est donc bien en progression. Cependant,  elle exige une mobilisation constance car rien n’est joué: la résistance d’un système au changement est forte.

Quels sont les freins à l’entrepreneuriat féminin ?

Pour être claire, il existe deux types de difficultés.

D’une part, les barrières externes à faire tomber en faisant évoluer le système global et notamment les perceptions et les stéréotypes. J’en distingue trois.

En premier lieu, le fait que l’entrepreneuriat est encore identifié comme un attribut masculin va conduire des femmes, victimes de ce stéréotype par défaut, à se sentir moins légitimes dans leur démarche d’entrepreneurE.

Ensuite, un problème d’orientation dans les études : alors que les femmes sont désormais plus diplômées que les hommes, elles sont moins nombreuses dans les études de management ou encore d’ingénieur, études qui donnent les bases utiles pour créer une entreprise ou générer l’innovation, porteuse d’un projet.

Enfin, la question de l’accès au financement. Les femmes ne s’expriment pas de la même façon lors d’une présentation de business plan aux banquiers ou aux investisseurs: l’ambition de créer, les perspectives d’évolution du chiffre d’affaires sont sous valorisées.

Pourtant, les banques interrogées disent au contraire que les projets portés par des femmes, souvent mieux préparés et prudents, sont bienvenus, surtout après la crise !

Il y a un vrai problème de langage et de gap culturel.

Ici se situe la frontière avec les barrières internes ?

Oui, j’appelle ça les « freins moteurs ». Autrement dit, un complexe de l’imposteur intégré chez une majorité de femmes qui les fait douter, redouter la prise de risque, vouloir contrôler. Elles sont prudentes, c’est bien. Mais peut-être trop?

Créer une entreprise et la développer, c’est par définition prendre un risque. Il faut donc leur faire prendre conscience de cette attitude et  les aider à débloquer le frein à main pour passer la vitesse par des formations, un accompagnement adapté : coaching, mentoring etc.

Par ailleurs, les femmes ont souvent une manière de concevoir la réussite différente du modèle masculin. Quand on leur pose la question,  « pourquoi est-ce que vous créez une entreprise ? », les moteurs ne sont pas l’argent ou le pouvoir mais un désir d’autonomie, la recherche de sens, pouvoir embaucher et mener un projet collectif.

Finalement, ce modèle d’entrepreneuriat et de dirigeance plus pérenne et fondé sur l’investissement personnel du créateur et d’une équipe correspond bien mieux à notre société. C’est un leadership plus moderne qu’on retrouve  d’ailleurs chez les plus jeunes, hommes et femmes confondus.

Vous avez créé les premiers programmes dédiés aux femmes. De quoi s’agit-il ?

Le premier programme que j’ai fondé en 2009 est « Entreprendre Au Féminin- ESSEC », dédié à des femmes porteuses d’un projet. Revisité cette année grâce à une collaboration avec  la TV des Entrepreneurs, il s’étale sur 6 mois avec une partie en e learning comprenant des parcours fléchés en fonction du profil et du projet et une partie à l’ESSEC sous forme d’Ateliers soutenus par les réseaux professionnels féminins référents et qui permettent de peaufiner leur projet.

Puis vient une présentation devant un jury de partenaires experts pour identifier les points forts et les améliorations à apporter, car une création d’entreprise est un projet de longue haleine. Ensuite, elles peuvent poursuivre dans des incubateurs ou pépinières, telles que ESSEC Ventures ou Paris Pionnières. La population des candidates évolue avec plus en plus de jeunes femmes de la génération Y qui ont très bien intégré l’intérêt de ce type de formation et du réseau dont elles bénéficient.

Quant au programme « Women Be European Board Ready », il s’adresse à des femmes qui ont des parcours de haute valeur et à qui il manque « une petite marche » pour accéder aux instances de pouvoir que sont les CA mais aussi les COMEX ou CODIR.

Je mène ici avec une équipe d’académiques et de praticiens très expérimentés en gouvernance un travail sur des fondamentaux : la bonne compréhension d’un CA, le sens de la bonne gouvernance, la responsabilité juridique d’un administrateur.

Mais nous proposons aussi des cours sur des choses plus innovantes comme l’intelligence économique, le lobbying, les enjeux de la  RSE. Je voudrais que ces femmes, en accédant à ces fonctions et mandats, puissent y faire évoluer le système.

Nous réalisons également avec des coachs, psychologues et des témoignages de rôles modèles un accompagnement sur leurs postures afin de les préparer à ces milieux de pouvoir encore dominés par des codes masculins.

Enfin, le programme « Femmes et Talents » s’adresse aux jeunes femmes qui travaillent depuis au moins 3 ans en entreprise et qui commencent à être confrontées à des discriminations de genre. On travaille alors sur les soft skills : comment se marketer, négocier une augmentation ou un poste, annoncer un premier bébé ?

Il sera sans doute rendu accessible  à des  jeunes filles de l’ESSEC BS en formation initiale, dans le cadre de la Charte de la Mixité des Grandes Ecoles que l’ESSEC vient de signer.

Comment ont-été accueillis vos travaux de recherche et vos programmes par les milieux académiques ?

Les travaux de recherche Law and Gender et/ou  Governance and Gender, qui sont une évidence dans le monde anglo-saxon, sont en France et dans les pays latins en général  controversés.

Il faut avoir une mentalité de pionnier, ne pas avoir peur de se faire attaquer parce qu’on assume de possibles biais de genre ou qu’on évoque des postures minorité/ majorité. Il n’y a pas d’autres programmes en France ou en Europe dédiés aux femmes qui soient autant structurés et avec un accompagnement aussi intégré.

Mais les choses évoluent. Il faut tenir !

En France, par exemple, l’Agence pour la Création d’Entreprise, sous l’égide de Frédérique Clavel, a mis en place sur le site, un espace dédié aux femmes entrepreneures, un guichet unique. Je pense que ce genre d’initiative peut vraiment aider. De même, le Ministère lance des initiatives dédiées aux femmes. « Discrimination positive » ? Je parle de « rattrapage ».

Quel est le rôle des associations de la société civile dans la promotion de l’entrepreneuriat féminin ?

Il est primordial. D’ailleurs, ce qui me prend le plus de temps pour ces programmes dédiés, c’est de créer et entretenir des liens avec les associations de la société civile et les  réseaux professionnels féminins, qu’ils  soient généralistes comme le réseau PWN (Professional Women’s Network), dédiés à l’entrepreneuriat ou au financement comme « Femmes Business Angels », ou encore à la gouvernance comme la Fédération des Femmes Administrateurs.

On ne peut rien faire sans leur soutien.

Je crois vraiment dans le rôle des réseaux qui doivent s’ancrer dans le tissu local mais également travailler avec toutes les bonnes volontés que ce soit au niveau régional, national, européen dans le domaine privé ou public.

 


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